Atuk, elle et nous by Michel Jean

Atuk, elle et nous by Michel Jean

Auteur:Michel Jean
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782764814970
Éditeur: Libre Expression


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Le lendemain, ma tante et moi avons fait boucaner la viande. C’est comme ça que l’on arrive à la conserver dans le bois. Et ça donne un bon goût. Particulièrement avec le caribou. Pendant que Christine et mon grand-père préparaient les morceaux de viande en les découpant et en les frappant longtemps pour les assécher, je suis allée chercher le bois: de l’épinette et surtout du bouleau. Mais pas du bois sec. Il faut prendre du bois pourri, qui fait davantage de fumée.

Tante Christine a attaché les morceaux de viande au fumoir. J’ai fait un feu en dessous, comme mon grand-père me l’avait appris. L’important, pour réussir, c’est de bien allumer son feu. Une fois qu’il a pris, il suffit de l’entretenir. Quand les flammes montaient, je jetais dessus de l’épinette humide ou des chicots pourris de bouleau pour créer une boucane la plus épaisse possible. Il nous a fallu trois jours pour en venir à bout. Habituellement, on boucane la viande au printemps et à l’automne. Mais nos réserves se faisaient rares, les journées devenaient chaudes en cette fin d’hiver, et Christine ne voulait pas prendre le risque de perdre la précieuse viande. Je surveillais le fumoir, elle s’occupait des plus jeunes avec Anne-Marie, grand-père faisait le tour de ses collets, sans grand succès. Heureusement, nous avions le caribou. La forêt nous entourait de ses silences. Mes parents reviendraient bientôt. J’espérais que la chasse aurait été bonne et qu’ils rapporteraient de belles peaux et de la nourriture en quantité. Car nous vivions toujours avec le sentiment que cette dernière pourrait manquer à tout moment. Comme le loup-cervier, il nous fallait chaque jour trouver à manger. Si l’on apprend à vivre avec l’incertitude du quotidien de la vie dans le bois, elle nous travaille quand même. L’Innu n’a jamais l’esprit tranquille. Sa vie demeure fragile.

Je le sais d’autant plus aujourd’hui, ayant rencontré la mort tant de fois. Maintenant que j’ai cent ans, je sais ce qu’il en coûtait alors de vivre. Je connais les sacrifices, je n’ai pas oublié la dureté de la vie en forêt, pas plus que ses douceurs.

J’arrive au terme de ce qui aura été ma vie. Il ne me reste plus beaucoup de temps. Mourir ne m’effraie plus depuis longtemps. Souvent, je souhaite, Dieu, que tu viennes me chercher. Que tu me ramènes à lui. Mon homme aux mains solides et pourtant si douces, dont je garde le souvenir des caresses. J’observe parfois ma peau désormais flétrie. Qu’en penserais-tu, toi, ma folie? Aimerais-tu la vieille que le temps a faite de moi? Aurais-tu encore envie de me serrer comme tu le faisais en me soufflant à l’oreille des mots que je n’avais jamais entendus? Ces mots plus doux que la mousse qui fleurit sur les pierres. Ces mots qui m’ont fait quitter mon monde pour le tien. Je ne le regrette pas quand je vois nos enfants réunis. Notre descendance, mon amour perdu. Je vois en eux un peu de nous. Et c’est ce qui réchauffe encore ma vieille carcasse décharnée.



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